“La légende du Rocher d’Uzel” dans “Les contes du pays gallo” par Adolphe Orain (publié en 1904)
La gare de Pléchâtel-Lohéac, sur la ligne du chemin de fer de Rennes à Redon, est située au pied du rocher d’Uzel. Ce rocher était, sans contredit, le site le plus élevé et le plus sauvage des bords de la Vilaine avant le passage du chemin de fer, qui l’a fait disparaître en partie. Tout en haut s’élançaient de gigantesques pierres, ayant la forme d’une statue. Vers le milieu, existent encore des grottes naturelles où l’on voit, gravés sur le schiste des parois, les noms des promeneurs qui les ont visitées. Ces grottes à l’abord assez difficile autrefois, sont à peu près impraticables aujourd’hui.
C’est là, sur ce rocher, avant la construction du pont qui relie maintenant la commune de Pléchâtel à celle de Saint-Malo-de-Phily, que nous fut racontée, il y a un demi-siècle par un vieillard, appelé Richomme, batelier chargé de transporter les passagers d’une rive à l’autre, la légende du Rocher d’Uzel.
Lors d’une croisade en Terre Sainte, un jeune homme de la paroisse de Pléchâtel fut un des premiers à s’enrôler. C’était un pauvre cadet de famille, du nom de Louis du Plessis, qui n’avait rien à espérer de la succession de ses pères, et qui, pour ce motif, s’était vu refuser la main de la belle Jeanne de la Driennays, sa voisine. Il habitait le manoir du Plessis-Bardoul, sur la rive gauche de la Vilaine, non loin du rocher d’Uzel, et celle qu’il aimait demeurait à la Driennays, de l’autre côté de la rivière, près du bourg de Saint-Malo-de-Phily.
Jeanne, elle aussi, aimait Louis. Les deux familles vivaient en bonne intelligence, et se voyaient fréquemment. Jeanne, fille unique, avait perdu sa mère de bonne heure et avait, pour ainsi dire, été élevée par Mme du Plessis. L’amour des deux enfants était né presque en même temps qu’eux, et avait grandi avec les années. Cependant, hélas ! le seigneur de la Driennays, riche et avare, n’entendait pas marier sa fille à un cadet de famille, et les jeunes gens comprirent qu’ils ne vaincraient jamais sa résistance, que les plus beaux raisonnements viendraient se briser contre l’entêtement du vieillard. Celui-ci avait, d’ailleurs, choisi pour gendre un gentilhomme des environs pour le moins aussi riche que lui.
Le chagrin des deux enfants était navrant et, sans les idées chrétiennes dont Louis était animé, il eut, certes, songé à en finir avec la vie. Aussi apprit-il, presque avec joie, la croisade projetée, et peut-être même espéra-t-il ne jamais revenir de Palestine. Lorsqu’il fit part de sa détermination à sa famille, sa mère pleura à l’idée de se séparer de son fils ; mais cependant comme la cause qu’il allait défendre était noble et louable, elle ne chercha pas l’en détourner. Son père lui fit don d’une longue rapière, fine lame qui avait été bénite autrefois par un saint de Bretagne, et qui était encore teinte du sang de l’ennemi.
Louis fit ses adieux à Jeanne et à son père et, après avoir pris congé des siens, partit suivi d’un jeune paysan qui, pour ne pas quitter son maître, lui proposa de l’accompagner en qualité d’écuyer. Du reste, à cette époque des croisades, la foi était vive dans tous les cœurs.
Lorsque les troupes chrétiennes arrivèrent sous les murs de la Ville Sainte, un terrible combat s’engagea.
Les assiégés se défendirent si vaillamment que les croisés furent un instant forcés de se replier ; mais leurs chefs les rallièrent, relevèrent leur courage et la bataille recommença. Cette fois les infidèles furent vaincus et s’enfuirent de toutes parts. Louis du Plessis eut la douleur de voir son écuyer, atteint d’un javelot, mourir à ses côtés, tandis que lui semblait être invulnérable. Au plus fort de la mêlée où il s’était résolument avancé, sa flamberge faisait merveille. Les infidèles reculaient épouvantés devant cette terrible lame qui tuait son homme à chaque coup.
Le jeune Breton venait de transpercer un Sarrasin qui, en tombant par terre, eut encore le courage de le mordre à la jambe. Notre guerrier se retourna et lui enfonça, de toute sa force, son épée au travers du corps. Malheureusement, l’arme rencontra un caillou et se brisa par la moitié. Il ne restait à Louis qu’un tronçon d’épée qui ne pouvait guère lui être utile pour se défendre. Au même instant, un rire satanique partit à ses côtés et il vit s’avancer vers lui un grand gaillard, noir comme un nègre, qui semblait le défier par son air insolent.
Louis, exaspéré de son accident et de l’effronterie de ce homme, prit son épée par le tronçon et voulut en asséner un coup sur la tête de son ennemi. Mais il lui suffit de diriger du côté du Sarrasin la poignée de son arme, qui représentait une croix bénite par un saint de l’Armor, pour que l’infidèle tombât à la renverse en poussant un cri de rage. Du Plessis s’avança vers lui, s’empara de ses armes, le garrotta et lui dit : « Je te laisse la vie, suis-moi. Mon écuyer vient d’être tué, tu le remplaceras. » L’homme noir ne se le fit pas dire deux fois ; il se releva et accompagna son maître d’un air soumis.
La guerre terminée, Louis revint dans son pays avec son écuyer. D’une soumission à toute épreuve, et même d’un dévouement incroyable, ce fut le Sarrasin qui, le premier, demanda à ne pas se séparer de son maître. De retour en Bretagne, aussi pauvre qu’à son départ, Louis sentit renaître ses chagrins en apprenant que le mariage de Jeanne était décidément arrêté, et qu’il allait avoir lieu bientôt.
Pour s’étourdir, Louis, toujours suivi de son fidèle écuyer, chassait du matin au soir, sous le soleil ou la pluie. Rien ne l’arrêtait. La fatigue ne semblait pas avoir de prise sur lui : il partait au lever du jour et ne rentrait que tard dans la nuit. Triste et malheureux, il laissait souvent son cheval errer à l’aventure au milieu des bois, ne s’apercevant pas que l’animal s’arrêtait pour paître l’herbe, ou dérober les pousses des jeunes arbres. Parfois, au contraire, il enfonçait les éperons dans le ventre de sa bête et lui faisait faire des courses folles, sans but, en dépit des obstacles nombreux qui surgissent, à chaque pas, dans un pays de forêts, de coteaux, de rivières.
Les paysans se signaient en voyant ce cavalier passer comme un ouragan, suivi de son écuyer noir qui ne le quittait pas plus que son ombre ; les femmes et les enfants se cachaient à leur approche. Un autre que le Sarrasin n’aurait pu résister à ce genre de vie. Indifférent à tous les caprices de son maître, il semblait posséder un don surhumain pour affronter les mêmes périls et, dans ses courses, ne jamais le quitter d’une semelle. Cette existence paraissait même lui plaire car, plus d’une fois, lorsque Louis arrivait au paroxysme du chagrin et commençait une course insensée, les yeux du valet lançaient des éclairs et un sourire plissait ses lèvres.
Quel motif pouvait donc le rendre joyeux devant l’atroce souffrance du pauvre garçon ?
C’était la fin de l’automne, l’époque des jours courts et brumeux. Le mariage de Jeanne était proche, et la tristesse de Louis augmentait.
Un soir qu’il revenait de la chasse, plus morose, et plus malheureux que jamais, son domestique rompit le silence le premier — ce qu’il n’avait pas encore fait — et dit :
— Maître, j’ai une communication à vous faire.
— Parle, répondit Louis, distrait.
— Je ne puis le faire ici. Il faut que vous vous laissiez conduire par moi quelque part.
— Marche, je te suis.
Le Sarrasin s’en alla à travers les landes où de grandes pierres grises, ressemblant à des croix, se dressaient au-dessus des ajoncs.
S’approchant de l’une de ces pierres, qui sembla reculer devant lui, un souterrain apparut sous les pieds de l’homme noir qui y descendit après avoir allumé une lanterne qui se trouvait placée dans une cavité de mur.
Louis, sans hésiter, le suivit. Ils marchèrent d’abord dans la boue, car l’eau suintait le long des roches. Bientôt ils gravirent plusieurs escaliers étroits et rapides, puis arrivèrent enfin dans une chambre ressemblant à la demeure d’un sorcier.
Il y avait une forge dans un coin, et sur une table des instruments de toutes sortes et de toutes formes. Des pépites d’or étaient sur un fourneau et des pièces du même métal brillaient çà et là.
Louis, de plus en plus surpris, dit enfin à l’homme noir :
— Où sommes-nous ici ?
— Dans une arrière-grotte du rocher d’Uzel.
— Chez qui ?
— Chez moi.
— À qui cet or ?
— À toi si tu le veux. (C’était la première fois qu’il tutoyait son maître.)
— Qui donc es-tu ?
— Satan.
Louis, un peu troublé à cette réponse, se remit cependant et reprit :
— Et que veux-tu que je fasse de cet or ?
— Porte-le au vieil avare de la Driennays, afin de devenir son gendre.
— Qui t’a dit que j’aimais Jeanne ?
— Je l’ai deviné.
Louis du Plessis contemplait ces tas d’or et se disait : « C’est vrai, avec cela je pourrais sans doute l’épouser. »
— Quelles sont tes conditions ? demanda le pauvre amoureux, qui supposait bien que le diable ne lui donnerait pas son or gratuitement.
— Prends cette fortune, répondit Satan, fais-en ce que tu voudras ; mais épouse Jeanne qui, dans dix ans, cessera d’être ta femme parce qu’elle m’appartiendra, et je viendrai la chercher ici, sur le haut de ce rocher.
— Tais-toi, misérable ! Jeanne t’appartenir ! Oh ! jamais, jamais ! Garde ton or, et laisse-moi sortir d’ici.
Satan toucha une pierre qui tourna aussitôt sur elle-même, et laissa pénétrer une bourrasque de vent. Louis sortit, et se trouva dans les grottes connues du rocher d’Uzel.
— Tu as huit jours pour réfléchir, lui cria le diable ; ce délai expiré, tu ne me verras plus. Pendant huit nuits je t’attendrai au pied du rocher.
À partir de ce moment, le Sarrasin ne reparut pas au Plessis, mais Louis le rencontra souvent dans ses promenades solitaires. Lorsque ce dernier songeait aux monceaux d’or de la grotte, Satan lui apparaissait immédiatement, tantôt à califourchon sur un talus, tantôt assis au pied d’un arbre, dans les clairières du bois, ou bien encore adossé aux pierres grises des landes. Partout il le trouvait, presque au même instant, dans les endroits les plus opposés.
Le hasard fit que Louis et Jeanne se rencontrèrent dans la campagne. Tous les deux furent l’un vers l’autre, sans lever les yeux. Tout à coup la jeune fille se mit à fondre en larmes et voulut s’éloigner. Louis lui prit la main qu’il serra dans les siennes.
En voyant les pleurs de Jeanne tomber dans la poussière du chemin, il pleura à son tour en lui racontant ses chagrins, ses souffrances, ses tortures et, enfin, sa visite au rocher d’Uzel.
La jeune fille, tout d’abord effrayée de ce récit fantastique se remit promptement et dit à Louis : « Dieu, qui nous voit, ne permettrait pas que sa fille devînt la proie du diable. Accepte, mon ami, puisque c’est le seul moyen qui nous est offert. Nous saurons, par des prières, déjouer les projets du malin esprit. »
Et les deux jeunes gens se quittèrent dans la crainte d’être aperçus.
La journée parut longue à Louis qui, ce jour-là, ne rencontra pas Satan, et se vit obligé d’attendre la nuit.
L’heure arriva enfin ; mais lorsque ce moment fut venu, Louis épouvanté de l’engagement qu’il allait prendre, n’osait plus avancer. Il se disait, pour ranimer son courage près de défaillir : « Dix ans de bonheur ! c’est long et séduisant. Puis Dieu ne permettrait pas, comme l’a dit Jeanne, qu’une femme pieuse et bonne devînt la proie du diable. »
Malgré tous ces raisonnements il ne pénétra qu’en tremblant dans les grottes du rocher, en se déchirant aux ronces et aux épines qui en obstruaient les abords.
Satan l’attendait. Que se passa-t-il entre eux ? On l’ignore. Toujours est-il que Louis en sortit vieilli de dix ans, les cheveux presque blancs, mais le dos ployant sous des sacs énormes.
Dès le lendemain matin, il se rendit chez M. de la Driennays pour lui apprendre qu’il avait apporté de Palestine un trésor immense, qui lui permettrait d’acheter, s’il le voulait, les paroisses entières de Pléchâtel et de Saint-Senoux, et il fit voir tant d’or au vieillard que celui-ci, ébloui, lui sauta au cou, l’appela son cher gendre, et congédia le galant qui avait ses entrées dans la maison.
Le mariage eut lieu un mois plus tard.
Les jeunes époux auraient été les plus heureux du monde, sans la date néfaste qui les préoccupait sans cesse.
Deux beaux enfants, nés de cette union, avaient seuls le privilège de faire sourire leur père, de plus en plus affecté à mesure que les jours, les mois, les années s’envolaient.
Jeanne était plus calme. Elle pria son mari de lui faire construire une chapelle sur l’un des coteaux qui avoisinent le bourg de Saint-Malo-de-Phily. Aussitôt qu’elle fut construite, elle la fit bénir et mettre sous la protection de la Vierge[1].
La jeune châtelaine s’y rendait chaque jour, accompagnée de ses deux enfants, pour prier la mère du Christ de ne pas l’enlever aux deux petits êtres qui avaient tant besoin d’elle.
Le moment terrible approchait et Louis, aussi triste qu’à son retour de la Terre Sainte, recommença ses promenades, ses chasses et ses courses échevelées jusqu’au jour où il aperçut Satan assis au pied des pierres grises des landes. Alors il n’osa plus sortir de peur de le rencontrer.
Hélas ! les dix années expirèrent. Jeanne effrayée à son tour, car elle aussi avait vu le démon rôdant près du castel, s’en alla de nouveau se jeter aux pieds de la Vierge afin de la prier de ne pas l’abandonner dans un pareil moment.
Qu’on juge de son étonnement, de sa surprise, de sa joie lorsqu’elle vit la statue de Marie s’animer, descendre de l’autel, et qu’elle l’entendit lui dire : « Jeanne, je viens à ton secours. Dans un instant j’aurai chassé le mauvais ange de la terre, et alors tu pourras sortir d’ici sans aucune crainte. »
De la taille de Jeanne, et avec des vêtements pareils à ceux de la jeune femme, elle sortit de la chapelle et regarda où pouvait être Satan. Elle l’aperçut sur le haut du rocher d’Uzel qui la guettait comme un hibou guette une souris. Il était là, les bras croisés, qui la regardait venir d’un air joyeux.
Il ne se doutait guère du sort qui l’attendait.
La Vierge descendit le coteau jusqu’au bord de la rivière, détacha elle-même le bateau amarré au rivage, et le dirigea vers l’autre rive sans le secours de personne.
Le diable, émerveillé de son adresse, ne la quittait pas des yeux.
Elle sortit du bateau et gravit le rocher d’Uzel. Un voile cachait son visage.
Arrivée presqu’au sommet, elle releva ce voile et étendit la main vers le démon.
En reconnaissant la mère du Christ, Satan jeta un cri de désespoir, de terreur et de rage. Pour fuir, il se transforma en serpent et voulut se sauver dans les broussailles. Peine inutile, la Vierge, plus prompte que lui, de son pied lui écrasa la tête.
Elle revint ensuite à la chapelle informer Jeanne, restée en prières, qu’elle pouvait retourner près des siens pour les rassurer et les consoler en leur apprenant qu’ils étaient débarrassés de leur ennemi.
À partir de ce jour, la vie de cette pieuse famille s’écoula à bénir leur bienfaitrice, et à distribuer en aumônes le trésor du diable.
Jusqu’au jour où le chemin de fer est venu faire abattre le rocher d’Uzel, la cime élancée de ce roc représentait une Vierge. Les vieilles gens du pays vous l’affirmeront, et, si vous leur montrez l’image de la Vierge, un serpent sous les pieds, tous vous diront : « C’est Notre-Dame du Mont-Serrat écrasant le Sarrasin. »
[1] Cette chapelle, nous dit le batelier, se trouvait située à la même place que celle que l’on voit aujourd’hui, et portait le même nom, ce qui n’est pas probable, puisque celle-ci fut édifiée beaucoup plus tard, par un membre de la famille du Bouëxic qui, ayant couru un grand péril en Espagne, avait fait le vœu d’élever, sur ses terres, une chapelle en l’honneur de Notre-Dame du Mont-Serrat.